Par Franck Tiwa, PhD en criminologie

Bien qu’en tant qu’ethnographe urbain je suis formé pour apprécier la valeur heuristique des surprises (Ferrell et al., 2015), je n’ai jamais anticipé la sorte de cérémonie à laquelle j’allais assister lorsqu’un informateur privilégié et ami m’a invité à un rassemblement d’un groupe de vigilance à Surulere, un quartier résidentiel et commercial situé au cœur de la ville de Lagos, début février 2019. L’invitation, que j’ai acceptée avec enthousiasme, était pour moi une occasion en or de rencontrer et de discuter avec les membres du groupe d’auto-défense le plus influent et connu, et de mieux comprendre la dynamique de la criminalité et de la lutte informelle contre la criminalité dans l’agglomération la plus peuplée d’Afrique—22 millions d’habitants.

Les justiciers que j’ai rencontrés étaient membre de l’Odua People Congress (OPC), une organisation ethno-nationaliste créée au début des années 90 pour défendre les droits politiques de la nation Yoruba dans la fédération du Nigeria, mais qui est rapidement devenue plus active et connue pour son activités de vigilance (Adebanwi, 2005; Guichaoua, 2009; Nolte, 2007). Aujourd’hui, les justiciers de l’OPC fournissent des services de sécurité et de règlement des litiges aux habitants des principales villes et villages du sud-ouest du Nigéria.

Ces justiciers, pour la plupart des hommes dans la trentaine et la quarantaine, s’étaient rassemblés pour sacrifier un chien en l’honneur de «Ogwu», l’idole de leur organisation. Selon ceux-ci, Ogwu les protège lors de leurs opérations de sécurité. Grâce à lui, les voleurs armés ne les voient pas venir et s’ils le font, et il y a une fusillade, leurs balles ne peuvent les atteindre. Toujours grâce à lui, les voleurs présumés ne peuvent oser leur mentir car «il leur ôterait la vie immédiatement !», d’autant plus que Ogwu leur donne les connaissances et le pouvoir de combattre les criminels qui utilisent la magie noire pour opérer et contre lesquels la police moderne est inutile.

Mais les photographies de la cérémonie sacrificielle révèlent bien plus que ne le fait le récit spirituel des membres de l’OPC. En réalité, dans le contexte du Nigéria où la sécurité a longtemps été un domaine pluriel et contesté (Baker, 2004) y compris sous le régime militaire, cette cérémonie sacrificielle et le récit spirituel qui lui donne un sens ont au moins deux fonctions.

Premièrement, ils renforcent aux yeux du public le mythe des justiciers de l’OPC en tant que combattants du crime aux pouvoirs surnaturels, ce qui est essentiels pour gagner des parts de marché dans l’industrie de la fourniture de la sécurité dans le sud du Nigéria où beaucoup, peut-être la plupart des gens, croient en l’existence d’un monde surnaturel (Smith, 2001a, 2001b, 2004, 2006). Les photos montrent que la cérémonie sacrificielle a eu lieu juste à côté d’une route dans un quartier à haute densité et que les passants curieux n’avaient nullement besoin d’efforts pour regarder et voir ce qui se passait. Pour un rituel d’une telle « violence », l’exposition n’a de sens que si elle est perçue comme instrumentale dans la communication du groupe avec son environnement. Deux publics principaux occupent une place centrale ici, à savoir les clients du groupe et les clients potentiels qui paient ou sont susceptibles de payer pour ses services, et les criminels qui, à travers de telles cérémonies, peuvent apprécier la férocité et la détermination de ceux qui gagnent leur vie en les combattant. En ce sens, il est tout à fait logique que les pattes avant de l’animal sacrificiel soient attachées dans son dos comme un voleur menotté avant d’être décapité (voire photos).

Il s’agirait cependant d’un manque de profondeur analytique si l’on limitait la cérémonie sacrificielle à un simple exercice de communication. La deuxième fonction de cette cérémonie sacrificielle est de lier les justiciers de l’OPC en une communauté, c’est-à-dire une entité pour laquelle les membres s’engagent tout en s’engageant les uns envers les autres et dont la fonction primordiale est d’améliorer la collaboration (Graham et Haidt, 2010). Des éléments d’adoration, des mouvements synchrones, des chants et des danses, de la musique traditionnelle, des émotions extatiques, des rituels de léchage de sang de chien (pacte de sang ?), dont certains ont été capturés sur les photographies sont là pour suggérer un moment religieux, c’est-à-dire une démonstration de pratiques spirituelles qui sont avant tout dirigés vers l’intérieur et destinés au bien-être de ceux qui partagent les croyances ainsi célébrées. Il n’est donc pas surprenant qu’un chercheur ait constaté que, plutôt que des « avantages matériels immédiats», ce sont plutôt des «avantages indirects perçus tels que la protection et la promotion du statut social [qui] constituent des incitations majeures à l’enrôlement» dans l’OPC (Guichoua, 2010). En d’autres termes, ce que recherchent les membres du groupe, c’est la sécurité, la solidarité et les assurances sociales. La question à un million de dollars est de savoir pourquoi le lien social est si important à leurs yeux et pourquoi ils se tournent vers l’OPC.

La réponse est qu’ils ne se sentent pas en sécurité. Faute d’une protection sociale sérieuse, les membres de l’OPC sont tout aussi vulnérables aux dangers de la vie (perte d’emploi, accident, maladie, crime, etc.) que tout autre Nigérian ordinaire, d’où la nécessité d’un filet de sécurité que les groupes soudés comme les communautés religieuses savent fournir par le biais de pratiques formelles et informelles. L’OPC apparaît ainsi à ses membres comme une organisation de confiance (Guichaoua, 2010) qui peut les soutenir si les choses devaient mal se passer. Le groupe d’auto-défense procure à ses membres le sentiment de sécurité qui leur fait défaut.

Franck Tiwa a passé plus d’une année au Nigeria entre 2017 et 2018 pour ses recherches doctorales. Il y retourne par ailleurs régulièrement pour des consultations privées.